Le cauri, porcelaine monétaire

Comptage des Kawris dans un poste Boucle du Niger- crédit François-Edmond Fortier (1905) Wikipedia
Comptage des Kawris – Boucle du Niger- François Fortier (1905) in Wiki
                              SOMMAIRE

** Les cauris ** Les cauris, monnaie internationale ** Les cauris dans le "commerce circuiteux" ** Survivance monétaire des Cauris et autres usages

1- Les cauris

Cauris : Petits coquillages blancs ovale du genre des Cypraea (porcelaines), qui ont servi de monnaie d’échange pendant des siècles en Asie et en Afrique. Cauris (en tamoul et bengali), bouges (français), bujis (portugais), kowris (anglais).

Seules 2 espèces de Cauris vont nous intéresser : Monetaria moneta Linnaeus, 1758 et Monetaria annulus Linnaeus, 1758 de la famille des Cypraediae.

Monetaria moneta Linnaeus, 1758 est une petite porcelaine du genre Cypraea (cyprées) de 2 cm de long et de poids 2 gr, herbivore, irrégulière et aplatie, les bords sont calleux et rhomboïdals de couleur blanche à beige ; mais le dorsum semble coloré en transparence, gris verdâtre ou gris bleu à marges jaunâtres, avec parfois des bandes transversales plus foncées. L’ouverture est large et blanche, avec des denticules prononcées.

Monetaria annulus Linnaeus, 1758 : c’est une petite porcelaine du genre Cypraea (cyprées) de 2 cm de long et de poids 1,5/2 gr, herbivore, blanc perle, ornée d’un anneau jaune vif ou orangé. Le dorsum peut prendre différentes teintes bleu, gris, jaune. Sa bordure arrondie est régulière. 

L’aire de répartition générale des Cypraea est la zone tropicale Indo Pacifique, de la côte est de l’Afrique à l’Australie, du Japon aux Tuamotu et à Hawaï dans le Pacifique central. Mais plus spécifiquement l’aire de répartition des 2 espèces précédentes, dans la partie occidentale de l’Océan indien :

    * Monetaria moneta : Ceylan et les Maldives

    * Monetaria annulus : Entre Madagascar et le Mozambique. 

 

2 – Le cauri, monnaie internationale

Déjà utilisés comme éléments de parures ainsi que dans diverses pratiques culturelles et religieuses dans de nombreuses sociétés, ce qui renforçait leur valeur symbolique, ces coquillages ont été utilisés comme monnaie en Chine depuis plus de 3000 ans : attesté par la présence de cauris lors de fouilles sur le site d’Erlitou (localité du Henan, province du centre-est de la Chine, berceau de la civilisation chinoise) correspondant à la dynastie Shang (seconde partie du 2ème millénaire BC). Mme Michèle Pirazolli T’Stertevens « Archéologie de la Chine » (1978) in Persée. 

Retrouvé dans toute la Chine puis sur l’ensemble des côtes d’Asie et en Afrique, le cauri est le premier – et un des plus importants – système monétaire mondial. Mais son utilisation comme monnaie s’est particulièrement répandue en Afrique et dans les îles de l’océan Indien.

Marco Polo dans son récit de voyage en Chine à la fin du XIIIè s. (‘Le devisement du monde’ ou ‘Le livre des merveilles’) évoque la pêche du cauri et son usage comme monnaie : 

Sur l’île de Sonat, « qui est cinq milles oultre Candur… on y prend toutes les porcelaines que on despent (dépense) par toutes les contrées que je vous ai dict, autre chose n’y a que cest moult étranges biens et peu de gens y vont. » Marco Polo Le livre des merveilles – Source gallica.bnf.fr / BnF

Province de Caraiam [dans le Yu-Nan] « Ils se servent pour monnaie de certaines coquilles d’or et blanches, que l’on trouve dans la mer ». Province de Tholoman « Il y a beaucoup d’or, et ils se servent pour monnaie des coquillages que l’on trouve dans la mer ». Marco Polo  Devisement du monde publié par La Revue des Ressources – Edition J.P Pauthier, Librairie Ch. Delagrave en 1888.

« Dans les bazars (Jeypore), beaucoup de petites transactions se font au moyen des Cauris, petits coquillages appartenant au genre Porcelaine (Cypraea moneta) qui se pêchent aux iles Maldives et sur la côte d’Afrique. Il en faut environ six mille pour faire une roupie ». E. Cotteau in « Promenade dans l’Inde et à Ceylan’ (1880)

Conditionnement : brulés/troués au fer chaud pour pouvoir les enfiler sur une toque (bracelet, chapelet, cordon, ligatures…) de 40 cauris ou empaquetés de façon à former de plus grandes unités : Galine 200 cauris, Cabèche 4000 cauris, Once 16000 cauris. 

Sans doute transportés par les caravanes arabes vers l’Afrique de l’est, les cauris ont irrigué toute l’Afrique équatoriale de Zanzibar jusqu’au Sénégal. Grâce aux relations commerciales et aux échanges effectués à travers tout le continent africain, ils servaient de menue monnaie dans les transactions quotidiennes et dans l’achat d’esclaves, traite orientale, pratiqué dès le Xᵉ siècle par les marchands arabes en provenance d’Afrique du Nord et leur revente en Espagne mauresque, Afrique du Nord, Proche-Orient… La valeur du cauri augmentait à mesure que l’on s’éloignait des régions où il était récolté et devenait une véritable monnaie. Sa valeur augmentera considérablement après son transit en Europe, lors de la traite atlantique (voir ci-dessous).

« Standardisés, infalsifiables, faciles à peser, imputrescibles, ils se conservent donc longtemps, on peut donc les accumuler, les transmettre, les cauris sont devenus le premier étalon monétaire mondial ». Gildas Salaün – Conférence « Coquillages contre esclave, le cauri monnaie de la Traite atlantique » à l’Université de Nantes – juin 2019

3- Les cauris dans le « commerce circuiteux »

De menue monnaie dans les transactions quotidiennes, l’usage du cauri va s’intensifier de manière exponentielle entre le début du XVIᵉ siècle et le début du XIXᵉ siècle de par la mise en place du « commerce circuiteux », la traite Atlantique. Les cauris vont devenir (avant l’alcool, les armes, les tissus, les pacotilles…) la principale monnaie dans l’achat des « captifs » par les européens sur la Côte des Esclaves (zone côtière des actuelles Républiques du Togo et du Bénin). 

" Un commerce d’hommes ! Grand Dieu ! Et la nature ne frémit pas ? S’ils sont des animaux, ne le sommes-nous pas comme eux ?" Olympe de Gouges, Réflexions sur les hommes nègres, 1788

Les importations massives de cauris des Maldives sont organisées par les portugais depuis le début du XVIᵉ siècle. Puis par les différentes « Compagnies des Indes : l’East India Company anglaise créée en 1600, les puissantes Compagnies néerlandaises des Indes orientales (1602) et des Indes occidentales (1621), et la Compagnie française des Indes orientales en 1664 s’associent progressivement à cette opération. 

"Le gain est la seule et unique boussole qui conduit ces gens-ci [les marchands]". Lettre de La Thuillerie, ambassadeur de France à La Haye, à Mazarin en 1648.

Un exemple de « circuit »[1] :

  • 1- Le navire de la Compagnie des Indes : départ de Nantes (La Rochelle, Lorient, Bordeaux, Liverpool, Amsterdam…) vers le comptoir indien de Pondichéry. Au retour de Pondichéry le navire fait escale à Ceylan et/ou aux Maldives pour s’approvisionner en cauris (cargaison possible jusqu’à 35 tonnes – à 2gr le cauris !) – cette cargaison pouvait également servir de lest pour le navire – et déchargement dans les entrepôts de Nantes, La Rochelle … 

 

  • 2- Dans les entrepôts de Nantes, La Rochelle : vente aux enchères de cauris organisée par les négociants, achat par les armateurs négriers et puis mis en tonneaux. 

 

  • 3- Le navire négrier : départ de Nantes, La Rochelle … (chargé de Cauris, manilles, pacotilles diverses, mais aussi de produits manufacturés, d’outils, d’étoffes, de pipes et tabac et… d’armes avec leur poudre qui contribuaient à maintenir un état de guerre endémique entre les clans africains dont les prisonniers alimentaient le marché aux esclaves…) vers la Côte des Esclaves (Ouest) où les cauris servent à acheter des « captifs ». Les cauris étaient préférés comme monnaie d’échange pour l’achat d’esclaves en raison de leur portabilité, de leur durabilité, de l’impossibilité de contrefaçon  et de leur valeur universellement reconnue en tant que symbole de richesse et de statut social. Puis embarquement jusqu’à 500/600 « captifs » pour la traversée de l’Atlantique « la traversée du milieu » en direction des colonies européennes dans les Amériques (par exemple le Mexique, le Brésil, Saint Domingue, …). 

 

« J’entends de la cale monter des malédictions enchaînées, les hoquètements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de fouets… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes… » Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939

A leur arrivée, les « captifs » sont vendus sur les marchés aux esclaves à des propriétaires pour travailler dans les plantations de sucre, de tabac, de café et autres cultures ou dans les sucreries, des mines…

Retour des bateaux au port d’attache, chargés de sucre, tabac, coton, cacao, café… qui vont faire la (grosse) fortune des armateurs et des négociants…

 

 

« … Il [Occine] se sentait petit-fils d’esclaves, une de ces belles « pièces d’Inde », appréciées jadis des négriers, payées par eux en cauris, en toques, en guinées, en bouges, étranges monnaies du continent noir… » Paul Morand, Magie noire (1928)

 

Les chiffres ne sont pas connus précisément mais, au 18e siècle, en moyenne l’Europe importe plusieurs centaines de tonnes de Cauris par an. L’inflation sévit tout au long du XVIIIᵉ siècle : le prix moyen d’un esclave a triplé en un siècle de 40 000 cauris env. au milieu du XVIIe siècle à 120000 cauris au milieu du XVIIIe siècle.

Compte tenu du prix d’achat du cauri, les profits induits par ce commerce sont considérables. Par exemple : une partie de l’immense fortune d’Antoine Crozat, un des plus grands négociants d’esclaves d’Europe, servira à financer l’édification du Palais de l’Elysée à Paris, par son gendre, le comte d’Evreux entre 1718 et 1720. 

« Il n’en fallait [coris] autrefois que 12000 livres pesant pour la cargaison de 5 à 600 nègres ; mais ces malheureux esclaves s’achètent présentement si chers et les coris si peu estimés en Guinée, qu’il en faut à présent plus de 25000 livres ». Article « Coris » in Le dictionnaire universel de commerce par Savary des Bruslons, éd 1723.

« Les noirs des Côtes de Guinée en ont [bracelets] de ces coquillages, qu’on nomme Cauris ou Coris en Asie, et Bouges en Afrique ; et c’est pour avoir de ces vains ornements, qu’ils donnent les uns et les autres, leurs plus riches marchandises, et même quelquefois la liberté de leurs pères, de leurs femmes et de leurs enfants ». Article « Bracelet », Ibid.

Au cours du XIXème siècle la « traite atlantique » se réduit grâce à l’abolition progressive de l’esclavage par les pays européens. Sur « la côte aux esclaves » l’achat de captifs est remplacé par l’achat d’huile de palme pour approvisionner directement l’Europe. Détenu jusqu’alors par les négociants hambourgeois, ce commerce passe sous le monopole total de négociants marseillais : approvisionnement en cauris (essentiellement Monetaria annulus en provenance de la côte Est de l’Afrique), qui reste la principale monnaie d’échange, et acheminement de l’huile palme. Ce commerce plus intense que la « traite atlantique » réclame une masse considérable de cauris et s’avère aussi beaucoup plus lucratif compte tenu du faible coût de ‘la monnaie’.    

4- Survivance du cauri et autres usages

Traces actuelles de cette monnaie : le cauri continue à être représenté sur les billets de banque des Iles Maldives, les pièces de monnaie de Guinée équatoriale, l’immeuble de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à Cotonou (Bénin). Il y a actuellement en Afrique de nombreuses propositions pour remplacer le franc CFA (franc de la Communauté Financière Africaine, initialement franc des Colonies Françaises d’Afrique) par l’appellation Cauri. 

L’usage des cauris dans la culture africaine actuelle est encore très présent : masques, parures, poupées, voyance, divination…  

« Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. » Article 4 de la déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée le 10 décembre 1948 par l’Organisation des Nations unies.

 

[1] La première mention d’une expédition négrière française est une expédition rochelaise datée de 1594 : le navire ‘Espérance’ effectuant un voyage entre le cap Lopez (Gabon) et le Brésil pour revendre quelques esclaves. L’absence totale de traces de navires négriers entre 1594 et 1643 est peut-être due à la destruction des archives confisquées lors du siège de La Rochelle par Richelieu en 1727/1728 et brulées en 1737 dans l’incendie de la Chambre des Comptes de Paris. La première expédition nantaise ne sera réalisée qu’en 1654.

Bibliographie 

Gildas Salaün : Conférence « Coquillages contre esclave, le cauri monnaie de la Traite atlantique » à l’Université de Nantes – juin 2019 – Lien sur France Culture

Abiola Félix Iroko : Les hommes d’affaires français et le commerce des cauris du XVIIème au XIXème siècle – Revue française d’outre-mer tome 78, n°292, 3e trimestre 1991.

Louis Esnoul Le Sénéchal : Un manuel du parfait traitant au 18ème siècle in Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de bretagne (1932).

Roland CA TY et Éliane RICHARD : Négoce maritime à Marseille au XIXème siècle – Provence Historique-Fascicule 170 -1 992.                                                                 

JD avril 23

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