Occupé à reclasser et nettoyer un peu les vieilles collections stockées au pigeonnier de Grignon, je [Xavier] saisis une à une les boites plastiques et les petits casiers en carton contenant divers spécimens, plus ou moins bien identifiés, afin de les ranger au moins par niveau géologique. L’ensemble est plutôt anodin, des espèces courantes ou des fragments sans intérêt se succèdent sous mes yeux.
Mais une trouvaille intéressante finit par se présenter. C’est une boite en plastique transparent, datant peut-être des années 60 ou 70, froide et pratique. Le modèle existe toujours aujourd’hui, dans la série « LAB » de chez Caubère. Mais elle laisse voir une étiquette qui raconte une autre histoire, et qui est à elle seule est un petit monument historique !
Sur un vieux papier bruni par le temps, une écriture manuscrite ancienne, faite de pleins et de déliés, nous parle d’encrier et de plume. Peut-être une Sergent-Major, utilisée lors de mon année de cours préparatoire ? Quelle élégante esthétique dans cette écriture ! L’étiquette a d’ailleurs une double portant presque les mêmes mentions, visiblement écrite de la même main. Peut-être y avait il deux lots, qui ont été réunis par celui qui a pris le soin d’abriter cette relique dans une boite moderne ?
Dès que l’on commence à lire l’étiquette, l’histoire nous saute à la figure : « Excursion de S. Meunier du 24 juin 1906 ». Son ancienneté nous est confirmée par la date, plus d’un siècle nous sépare de la main qui a tracé ces quelques lignes. Et dès le premier mot nous sommes propulsés dans l’histoire de la géologie : excursion ! Un terme très dix-neuvième, qui émaille tant de vieux bulletins des sociétés savantes de l’époque. Les scientifiques d’alors, on parlait plutôt de savants, faisaient des excursions, mais à but scientifique bien sûr.
A noter que dans le cadre de ses fonctions de titulaire de la chaire de Géologie au Museum (voir infra), il eut la charge de l’organisation d’Excursions géologiques dont il tira un livre « Excursions géologiques à travers la France » Ed Masson (1882). Il organisa en particulier l’excursion à la falunière de Grignon pour les savants participants au VIIIᵉ Congrès International de Géologie qui s’est tenu à Paris dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1900.
Profitant du développement récent du réseau ferré, ils partaient autour de Paris visiter et étudier les sites parfois déjà connus de longue date, ou au contraire de récente découverte, portée à la connaissance de nos savants parisiens par un aimable correspondant local. Celui-ci fait d’ailleurs souvent office de guide, s’il ne conduit pas lui-même la carriole chargée de transporter la docte assemblée de la gare la plus proche jusqu’au site convoité.
Une fois la boucle bouclée, tout ce beau monde se retrouvait sur le quai pour retourner à la grande ville. L’un des membres de l’équipée – le plus jeune peut être ? – s’attaquait à la rédaction d’un compte-rendu, mêlant souvent le pittoresque au savant, qui était ensuite publié par exemple dans le très sérieux Bulletin de la Société Géologique de France, ou la charmante Feuille des Jeunes Naturalistes, égayé de cartes ou coupes magnifiquement dessinées.
« S.Meunier » nous dit ensuite l’étiquette. S. pour Stanislas. L’homme est largement oublié aujourd’hui, mais il fut pourtant un des géologues importants de la fin du 19ᵉ siècle [1]. Né en 1843, mort en 1926, Stanislas Meunier a occupé de nombreuses fonctions officielles : Professeur au Museum en 1873, titulaire de la Chaire de Géologie de 1892 à 1920, Professeur à l’Ecole Nationale d’Agriculture de Grignon, Membre de la Société Géologique de France et Président en 1913 ; on lui doit plusieurs dizaines d’ouvrages dans son domaine de prédilection, la géologie. Mais aux côtés de Barrès, Degas, Renoir ou Verne, il s’est aussi engagé dans l’antidreyfusarde Ligue de la patrie française ![2]
Monsieur Stanislas Meunier, alors déjà personnalité bien établie, est donc parti en excursion le 24 juin 1906, vraisemblablement entouré d’un aéropage d’assistants et d’élèves, respectueux et admiratifs. Il faut les imaginer en redingote et souliers vernis, peut-être même haut de forme, sous un chaud soleil de juin ! Transportés par le chemin de fer, sans doute jusque à la gare de Trosly-Breuil, peut-être ont-ils, en 1906, profité d’une voiture automobile, invention encore récente, pour se rapprocher de leur destination. Mais ils ont dû terminer à pied, descendant l’un des rudes coteaux de la forêt de Compiègne, avant de l’atteindre.
Leur objectif parait précisément nommé : Breuil, grotte du Han, arrondissement de Compiègne (Oise). Cela laisse néanmoins quelques doutes. Il s’agit d’un gisement classique exposant les sables de Cuise, parfois nommé Gorge du Han (c’est un vocable que nous trouvons sur la carte IGN), ou trou du Han. Mais il a été souvent confondu avec celui, voisin, du Fond Couturier. Fritel indique d’ailleurs, dans son guide datant de 1910, que ce dernier site se voit « bien improprement » appliqué le nom de Gorge du Han. Une grotte des ramoneurs existe cependant à l’extrémité sud de la Gorge du Han, mais elle se trouve a priori dans les calcaires lutétiens. Il parait peu probable du reste qu’une grotte puisse exister dans les sables de Cuise, pas ou peu consolidés. Le terme de « trou » parait plus approprié. Le rédacteur de l’étiquette n’aurait-il pas même confondu avec la fameuse grotte du Han, en Belgique, qui a livré des fossiles quaternaires ?
La boite nous livre un assemblage tout à fait typique des Sables de Cuise. On note au passage un Glycymeris, lointain ancêtre de notre amande de mer, de belle taille, ce qui est plutôt rare, et des nummulites, alors qu’une des étiquettes en signale justement l’absence ! Il est pourtant bien difficile de ne pas en trouver dans ce dépôt cuisien. A propos du Cuisien, notre étiquette n’en parle pas. Notre lot de coquilles est daté de la « glauconie grossière », terme qui, même à l’époque, devait commencer à être dépassé. Les termes « Sables de Cuise » ou « Cuisien » ont en effet été consacrés par Dollfuss, autre grand géologue du 19ᵉ siècle, en 1880. Il est probable qu’il était cependant encore défendu par Meunier – jalousie entre confrères ? – qui utilise « Sables glauconieux » pour désigner le Cuisien dans sa « Géologie des environs de Paris » datant de 1875. Le terme est évidemment imprécis, des sables glauconieux pouvant se trouver hors du Cuisien.
Hélas, je n’ai pas retrouvé de compte-rendu de cette respectable excursion. Il est vrai qu’elle n’avait plus rien de bien nouveau.
Charles Velain, en 1878, avait déjà publié un compte-rendu très détaillé d’une visite dans la région de Cuise dans le Bulletin de la Société Géologique de France, comportant une carte positionnant précisément les « gites » coquilliers le long du chemin du Fond Couturier, la Gorge du Han placée en bas de celui-ci. Il confirme en cela l’opinion de Fritel sur la confusion entre les deux lieux.
Est-ce que notre rédacteur d’étiquette aurait commis une erreur, et avec lui vraisemblablement toute l’assemblée, à commencer par le respectable Professeur Meunier ? Ils auraient tous nommer improprement « Grotte du Han » un gisement qui se trouve au lieu-dit le Fond Couturier ? C’est possible. Du reste, notre excursionniste inconnu sème lui-même le trouble, en plaçant le gisement sur la commune de Breuil (aujourd’hui Trosly-Breuil), alors que la Gorge du Han est sur la commune de Cuise-La-Motte (le Fond Couturier formant justement la frontière entre les deux communes). Ou bien Velain et Fritel sont-ils dans l’erreur, en ne croyant pas en l’existence d’un gisement distinct, bel et bien dans la Gorge du Han ? En tout cas, mes quelques pérégrinations aux alentours ne m’ont pas permis de le retrouver. Le mystère persiste !
…La magie se cache parfois au fond d’un vieux tiroir poussiéreux.
Xavier Vrinat – Mai 2023
[1] Voir sa notice biographique et bibliographique, rédigée par G. RAMOND, Sous-Directeur honoraire (Laboratoire de Géologie du Muséum). ↩
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[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligue de la patrie française. ↩