LA MER DE GRIGNON par Jacques Le Renard

Grignon est un nom familier à bien des paléontologues. Sa richesse exceptionnelle jointe à l’admirable conservation des coquilles fossiles que l’on peut y ramasser ont fait depuis bien longtemps sa renommée. Rappelons que Cuvier fut l’un des premiers à étudier la faune de Grignon, avant de mener ses célèbres recherches, sur les Mammifères fossiles.

Les études les plus complètes qui aient été faites sur ce gisement sont celles de Stanislas Meunier, entre 1875 et 1902, et celle de René Abrard en 1925.

Depuis 1955, on trouve dans la littérature que « la lentille fossilifère est épuisé » et dépassée »; par bonheur il n’en est rien, et l’on peut toujours actuellement récolter un très grand nombre d’espèces de Mollusques (plus de 1000).

Les environs de Grignon sont riches en points fossilifères. Le plus accessible actuellement est la « falunière » située dans le parc de l’Institut National Agronomique Paris-Grignon. En effet cette carrière vient d’être re-dégagée à des fins uniquement paléontologiques, grâce à la compréhension du Directeur, M. P. Olme.

Pour cette raison, nous décrirons, pour commencer cette étude de la vie dans la mer de Grignon, une coupe géologique synthétique du Lutétien de la région, centrée sur la coupe actuellement visible à la Falunière.

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Dans la région de Grignon, l’histoire géologique au début de l’ère tertiaire, après l’émersion et l’érosion de la craie campanienne qui ont marqué la fin des temps secondaires, est assez pauvre; seul te Sparnacien est représenté, soit par un dépôt continental d’argile plastique, soit très localement par des dépôts de sable, quartzeux gris azoïques dont l’origine est encore discutée.

La mer atteindra Grignon seulement au début du Lutétien, c’est-à-dire il y a environ 48 millions d’années. Il s’agit alors du fond d’un golfe, qui s’ouvrait vers le Nord et l’Ouest (région actuelle de la Manche, du Nord de la France et de la Belgique).

Le cycle lutétien débute par une formation quartzeuse et glauconieuse, où dominent les éléments grossiers: sable à gros grains, parfois même graviers ou galets de silex roulés. Ces éléments proviennent de la désagrégation des formations superficielles anté-tertiaires, comme les silex de l’argile résultant de l’altération de la craie; en plusieurs endroits d’ailleurs, on trouve d’abondants « galets » de craie mélangés au sable grossier. Le dépôt de cette formation transgressive date du Lutétien inférieur, comme le confirme la faune associée (en particulier Nummulites laevigatus, dont la présence est pourtant toujours niée dans la région de Grignon). Comme espèces caractéristiques, citons:

– à l’extrême base: des dents variées de Squalidés, des rostres de Beloptera belemnitoides, de nombreux otolithes de Poissons, des Nummulites, etc. Il s’agit d’un faciès très littoral et agité, où les fossiles sont souvent très roulés ou fragmentés;

– au dessus, une faune abondante avec: Venericardia planicosta, Cardium gigas, Athleta bulbula, Cypraea inflata, Cypraea sulcosa, etc. La mer acquiert ici une certaine profondeur permettant le développement de grosses espèces; le dépôt est plus calme, les coquilles fragiles sont préservées.

Au dessus viennent plusieurs mètres d’un calcaire présentant parfois des zones plus fines et endurcies. Nous sommes ici à faible profondeur, près du littoral qui longeait le flanc de l’anticlinal de Beynes; le gisement de Villiers-St-Frédéric, pourtant distant de moins de 5 km de la Falunière, ne comprend pas cette couche.

La faune se caractérise surtout par l’abondance des Oursins irréguliers: Echinolampas calvimontana, Echinanthus issyavensis.  Au sommet, sur plus d’un mètre d’épaisseur, la couche devient très pauvre en fossiles. Ampullospira hybrida doit y être d’une grande rareté mais est toujours citée.

Le Lutétien inférieur se termine par une épaisseur variable (0,30 à 1,50 m) de sables glauconieux: la couche à Campanile giganteum. Il s’agit d’un dépôt très meuble, contenant plusieurs bancs particuliers fossilifères. La mer est ici un peu plus profonde (environ 30 m) et abrite quelques grosses espèces; outre les gros fragments de Campanile on trouve: Tellina rostralis, Clavilithes noae, Cryptochorda stromboides, Athleta spinosa, Athleta cithara, Volutilithes muricinus. L’un des bancs est remarquablement riche en Scaphopodes (Dentalia circinatum). Au sommet on rencontre parfois des dents de Sqalidés (de couleur blanche) ce qui semble indiquer un certain retrait de la mer.

La séparation entre le Lutétien inférieur et le Lutétien moyen se fait par une bande endurcie de 20 cm, constituée de sable très blanc et azoïque; celle-ci n’est pas visible dans la partie de la Falunière actuellement dégagée, sauf dans quelques poches qui ravinent le sommet de la couche précédente; cette couche est peut-être l’indice d’une petite émersion temporaire.

Le Lutétien moyen est formé de 6 à 7 mètres d’un calcaire sableux de couleur crème, où l’on ne trouve plus de glauconie. Les apports terrigènes ayant presque complètement cessé, la roche est presque entièrement carbonatée: il s’agit d’une agglomération de fossiles de toutes tailles; un peu de « sable » lavé ne montre que des fragments de coquilles, ou des petites espèces de Mollusques ou de Foraminifères. Cet ensemble se subdivise selon les faunes en trois couches d’importance sensiblement égales:

– une couche caractérisée par l’abondance de l’Orbitolites complanatus, et qui est très riche en fossiles, surtout à sa base. Nous citerons : Corbis lamellosa, Chama lamellosa, Crassatella plumbea, Turritella imbricataria etc…

– une couche où abonde Chama calcarata, associée au Brachiopode Terebratula bisinuata; la faune est toujours riche, et contient des espèces d’une très grande finesse bien conservées. Citons: Diastoma costellatum, Terebellum convolutum, Cassidea harpaeformis etc… C’ est ici que se situe le haut de la coupe visible de la Falunière;

– une couche à Lithocardium aviculare, un plus marneuse que les précédentes, où l’on trouve encore de nombreux fossiles comme: Pseudomiltha mutabilis, Clavilithes angulatus, Cerithium serratum et de nombreuses espèces de Potamides, Voluta musicalis etc…

Les conditions écologiques semblent sensiblement constantes au cours du Lutétien moyen; on note cependant les indices d’une légère dessalure de l’eau dans les dernières couches.

Au dessus, le Lutétien moyen est surmonté par quelques couches compactes, marneuses, où ont été signalées des empreintes de végétaux (Algues, et plus tard végétaux terrestres comme des Palmiers) : la mer s’est donc complètement retirée durant une courte période.

Puis, correspondant au Lutétien supérieur, s’observe à nouveau une couche de calcaire sableux plus ou moins marneux, où le fossile le plus courant est le Potamides lapidum, mais où l’on observe parfois de grandes concentrations d’espèces comme : Textivenus texta, Batillaria calcitrapoides, Murex calcitrapoides, Tritonidea copolygon etc…La mer est donc revenue ; mais la faune accuse par ses caractères la dessalure dont le régime s’installe désormais dans la région à la fin du Lutétien. On assiste en effet à des associations faunistiques où le nombre très grand d’individus contraste avec le petit nombre des espèces présentes: seules quelques espèces ont réussi à s’adapter aux conditions défavorables qui règnent alors (faciès laguno-saumâtre), mais leurs représentants, en l’absence de concurrence écologique, peuvent proliférer largement.

L’émersion post-lutétienne se produit après le dépôt d’épaisses couches de « caillasses », où l’on ne trouve pratiquement plus de fossiles. Ainsi se termine le cycle sédimentaire lutétien.

Dans la région de Grignon, les formations plus récentes que le Lutétien (Ludien puis Stampien où la mer envahit pour la dernière fois le bassin de Paris, en s’étendant loin au sud) ont été le plus souvent décapées par l’érosion et sont donc rarement observables dans de bonnes conditions.

Après cet aperçu stratigraphique et paléogéographique, nous allons essayer de replonger dans cette mer lutétienne, qui nous a préparé tant de découvertes. La richesse de Grignon provient essentiellement du fait que tous les dépôts y ont une consistance sableuse, alors que généralement le Lutétien du bassin parisien se présente sous forme de dépôts toujours calcaires mais cohérents (pierre de taille réputée et jadis activement exploitée). Cette particularité de la sédimentation à Grignon s’explique par la proximité immédiate de la ligne de rivage lutétienne: la mer n’a pu s’étendre plus au sud à cause de la présence de l’anticlinal de Beynes qui était déjà formé avant le Lutétien et qui a continué à se soulever durant tout cet étage. C’est cette proximité du rivage qui explique aussi la très grande variabilité des dépôts (et de leur faune) que l’on remarque lorsqu’on compare entre eux les différents gisements de la région: la succession des divers faciès littoraux n’y est jamais la même.

A l’endroit précis où se situe la Falunière, à une époque correspondant au milieu du Lutétien par exemple, il faut nous imaginer une mer calme, peu profonde (environ une trentaine de mètres), où le fond s’étendait en pente douce et uniforme en une plage sous-marine, constituée d’une sorte de sable formé par l’accumulation d’une multitude de petits organismes et de débris calcaires le plus souvent animaux. La grande facilité pour ces organismes de secréter des carbonates était due à la température de l’eau, de l’ordre de 25° (résultat obtenu par l’étude des isotopes 13 C et 180 des carbonates), jointe à une bonne aération de l’eau par les vagues favorisant l’utilisation du gaz carbonique atmosphérique. Le substrat était donc peu solide, et la flore et la faune ont dû s’y adapter.

La flore n’a pratiquement laissé aucune trace fossile, à part une petite algue calcaire dont on retrouve très couramment les articles en forme d’œufs percés aux deux bouts: Ovulites margaritula. Pourtant les prairies de Phanérogames marines devaient avoir une grande extension, analogue à celle que l’on trouve de nos jours en Méditerranée à faible profondeur. L’importance sur le plan écologique de l’existence de cette prairie est d’ailleurs considérable. Outre l’abri qu’elle constituait pour toutes sortes d’animaux, outre l’oxygénation de l’eau qu’elle créait, elle constituait le seul support possible pour de nombreuses espèces fixées, en l’absence de formations rocheuses. On retrouve dans une partie de la faune la marque de cette fixation sur les plantes marines, Des représentants de plusieurs embranchements d’animaux s’enroulaient autour des tiges pendant leur jeune âge et restaient par la suite fixés à ce support; par exemple, des vers marins à tube calcaire, ou des Polypiers (Stylocaenia) qui se développaient en formant un manchon; de même des Hydrozoaires moulaient leur tube autour des tiges (ce qui permet d’ailleurs de reconstituer l’aspect de ces dernières par moulage de la cavité…).

D’autres espèces animales vivaient fixées par application sur les plantes, comme par exemple les curieux Gastéropodes du genre Scutum dont la forme plate et allongée épouse la forme du support.

Sur les feuilles ou les thalles vivait toute une faune de petites espèces phytophages comme les Chitons dont on retrouve les neuf plaques disséminées (Chiton grignonensis). D’autres encore s’implantaient pour mener une vie épiphyte, comme de nombreux Bryozoaires dont on retrouve de nombreux fragments d’une grande finesse.

Parmi ces algues se cachait tout un monde de poissons dont on ne retrouve que les otolithes (cristaux d’aragonite situés dans le crâne); chaque genre de Poisson possédant un type d’otolithe particulier, il est possible, par comparaison avec les espèces actuelles, de reconstituer la variété de la faune piscicole.

Cette abondance de proies attirait des Requins généralement de petite taille dont on retrouve dans certaines couches les dents en quantité surprenante. Enfin l’herbier était le domaine de très nombreuses et parfois minuscules espèces de Protozoaires à test calcaire ou siliceux: les Foraminifères (150 espèces citées par M. Poli.)

Sur les étendues de sable non recouvertes par de la végétation, se camouflaient des espèces mimétiques de Poissons plats, de Céphalopodes comme les Belosepia (qui devaient ressembler un peu aux Seiches actuelles), et de Raies (dont on retrouve les chevrons osseux qui tapissaient leur palais). Les petits Oursins qui vivaient sur le sable avaient eux aussi une forme très aplatie (genres Scutellina, Lenita); à propos de ces oursins, notons qu’une forme lenticulaire aplatie et creuse présentait une très faible résistance mécanique: aussi existait-il à l’intérieur de ces espèces des piliers de consolidation formant de véritables travées, comme on peut le voir par radiographie.

Tout caillou qui dépassait était investi par des animaux fixés: Fissurelles, Chama subgigas ; même un petit galet tout rond et instable servait de socle, comme par exemple, à un Polypier rameux.

La pénurie en supports solides conduisait souvent les larves obligées de se fixer à utiliser les coquilles de Mollusques morts. Ainsi on retrouve la plupart du temps les grosses coquilles recouvertes d’huitres. De la même façon, les Polypiers fixés s’installaient souvent dans les coquilles mortes, ou des Vers Annélides, sédentaires se logeaient en s’enroulant à l’intérieur (ou se collant à l’extérieur) d’anciennes coquilles de Gastéropodes.

La fixation pour certaines espèces pouvait s’effectuer sur (ou dans) les coquilles de Mollusques vivants. On trouve ainsi fréquemment un Gastéropode adapté à la vie à l’intérieur de l’ouverture des Clavilithes: le Capulus squamaeformis, tellement aplati et moulant la forme de la coquille-support qu’il ne devait pas beaucoup gêner son hôte. II ne s’agit probablement pas ici d’une symbiose, mais d’un pseudo parasitisme, puisque l’association entre les deux espèces n’était obligatoire que pour le Capulus et que seul ce dernier tirait avantage de la situation, en profitant à la fois du moyen de déplacement offert, de la protection de la coquille de l’hôte, et de la nourriture capturée par le Clavilithes (qui était un prédateur). Le fait que l’hôte s’accommodait de l’intrus est attesté par le fait que plusieurs générations successives de Capulus pouvaient se développer et mourir sur place pendant la vie du Clavilithes: il arrive que l’on en retrouve jusqu’à vingt coquilles à l’intérieur (et jusque dans les tours les plus anciens) du même hôte.

Une espèce de Polypier encroûtant se fixait également sur la coquille de Campaniles vivants; elle profitait ainsi du support et du moyen de déplacement. Souvent certains fossiles fixés se servaient de la coquille d’autres individus de la même espèce comme support. Ainsi on retrouve parfois la trace de la fixation de Gastéropodes du genre Hipponyx sur des Hipponyx. Dans d’autres cas, cette association au sein d’une espèce pouvait conduire à la constitution de véritables colonies, comme celles très courantes des Huitres ou plus rares des Anomies.

Nous n’avons vu jusqu’ici que l’épifaune des sables et des herbiers (celle qui vit au dessus du substrat). Il existe deux autres faunes. Les représentants de la première sont à rattacher à l’épifaune mais présentent la particularité d’utiliser comme moyen de fixation l’enfouissement partiel. Ainsi un grand nombre de Lamellibranches vivaient à moitié enfoncés dans le sable (comme les Jambonneaux de mer), ou se maintenaient à la surface du sable par des épines qui les cramponnaient dans le fond (Spondylus). De la même façon, plusieurs espèces de « Polypiers » à individus isolés passaient leur existence avec leur partie pointue fichée dans le sable. 

L’autre type de faune regroupe tous les animaux qui passaient toute leur vie (sauf au stade larvaire) à l’intérieur du sable. Certains d’entre eux creusaient, en amalgamant les particules de sable pour former une paroi rigide autour de leur terrier. On retrouve souvent ces tubes calcaires, dont l’extérieur assez irrégulier semble constitué de petites boulettes soudées ensemble: il s’agit de la demeure d’un Crabe (Callianassa) dont le corps était mou (une carapace aurait été inutile…) à l’exception des pinces (qui elles devaient rester solides).

C’est également dans le sable que vivaient les tout petits Oursins spatangoïdes (Echinocyamus). De très nombreux Lamellibranches vivaient eux aussi enfouis, ne laissant dépasser de la surface du sable que l’extrémité de leur siphon; pour ces espèces, la fossilisation a été favorisée, du fait qu’ils se sont trouvés noyés dans le sédiment dès leur mort; c’est pourquoi on retrouve couramment les Lamellibranches fouisseurs avec leurs deux valves en connexion, et en position de vie (c’est-à-dire placés verticalement; exemple: Solen). Enfin un certain nombre de Gastéropodes, comme les Natices, passaient aussi la plus grande partie de leur existence dans le sable.

Nous oublierions une partie de la faune de notre mer de Grignon si nous ne nous penchions maintenant sur les formes perforantes. En l’absence de rochers à tarauder, certaines espèces de Bivalves très spécialisées, apparentées aux Pholades actuelles, creusaient leur tunnel dans l’épaisseur des coquilles les plus massives; on trouve souvent des fragments de coquilles de Campanile complètement minées par ces espèces; mais souvent la larve de ces espèces en se fixant pour commencer sa vie perforante ne savait pas trop l’épaisseur de Ia coquille à l’endroit où elle se fixait: si bien que cette coquille pouvait se trouver très rapidement traversée; pour ne pas périr, le taraudeur devait alors se fabriquer lui-même une coque externe pour protéger ses viscères (car les deux valves des espèces perforantes ne sont pas jointives): d’où la formation de véritables ampoules (Gastrochœna ampullaria). Les espèces perforantes, enfermées dans leur cavités à cause de leur croissance même, devaient communiquer avec l’extérieur pour leurs échanges respiratoires et nutritionnels par deux siphons (l’un aspirant, l’autre refoulant) soudés généralement ensemble : l’ouverture présente donc la forme d’un huit, L’épaisseur des grosses coquilles mortes abritait aussi une autre espèce de Lithophage proche des Moules, et restant toujours près de la surface: Lithodomus cordatus. Quant au Coralliophe grignonensis, il appartient à un genre dont les représentants actuels sont spécialisés dans la perforation des Polypiers coloniaux; mais à Grignon, il semble qu’il devait dans bien des cas se contenter d’une vie libre.

On trouve également sur les grosses coquilles de nombreuses petites perforations, de la taille de trous d’épingle, dues à des Eponges du genre Cliona. Un autre type de perforations un peu plus grosses (1 à 2 mm), peut être a attribué à un tout petit Bivalve (Agina minuta), qui ressemble à une reproduction à échelle réduite de l’espèce voisine Corbula gallica, qui est 50 fois plus grande.

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Un autre type bien différent de perforation, généralement un petit trou bien régulier et unique en plein milieu d’une coquille, nous fait maintenant aborder l’étude des chaines trophiques qui relient les destins des différentes espèces.

En effet ces perforations sont les seuls vestiges des attaques d’un certain type de prédateurs: ceux qui percent la coquille de leur proie pour ensuite introduire leur trompe à l’intérieur et consommer sur place la masse viscérale de leur victime. Deux familles de Gastéropodes sont spécialisés dans ce type de mise à mort; l’une occupe une niche écologique de l’épifaune: celle des Muricidae; l’autre appartient à l’endofaune: celle des Naticidae. Il en résulte que les espèces de l’endofaune perforées l’ont été par des Natices: Natica cepacaea, Ampullina parisiensis, Sigaretus clathratus, Ampullospira acuminata, Natica canaliculata. On observe parfois des Natices elles-mêmes perforées par des individus de la même espèce: il doit donc s’agir de cas de cannibalisme.

Les espèces de l’épifaune au contraire étaient attaquées par des Murex comme Murex tripteroides ou Murex tricarinatus. Ici aussi le cannibalisme était chose courante. Il faut noter que la faune de Grignon est particulièrement riche en espèces de prédateurs perceurs (27 Naticidés et Il Muricidés), et accuse un pourcentage particulièrement élevé d’individus tués par perforation; seules les coquilles les plus grosses (et non toujours les plus épaisses) sont généralement épargnées, à cause de l’impossibilité pour les prédateurs de les agripper pendant le travail de percement. Ce travail était effectué par rotation en sens alterné de la radula du prédateur (sorte de râpe chitineuse située dans la bouche et à l’extrémité de la trompe); l’action mécanique était aidée, comme chez les espèces comparables actuelles, par l’attaque c1limique dû’ aux sécrétions acides d’une glande digestive spéciale.

Un autre aspect de l’action des prédateurs s’observe sur des gros fossiles de forme allongée, tels que les Campaniles ou le Cerithium serratum; ces espèces pourtant solides, présentes dans des couches où d’autre fossiles beaucoup plus fragiles sont très bien conservés, sont en effet (du moins dans certaines localités) assez régulièrement cassés en deux, si bien que l’on n’en retrouve que l’une ou l’autre des extrémités. Ce phénomène semble devoir être attribué à l’action d’un prédateur assez spécialisé dans ce type de mise à mort par fragmentation; on peut penser qu’il s’agissait de Céphalopodes (dont les restes sont fréquents), plutôt que d’Etoiles de mer (bien qu’on retrouve fréquemment des éléments de squelette externe de Stellérides, mais leur taille parait insuffisante). C’est certainement à un phénomène analogue, bien plus qu’à des cassures accidentelles, que l’on doit attribuer la quasi-systématique fragmentation de grandes espèces de Gastéropodes, tels les individus adultes de l’Athleta cithara; les mutilations observées sur des espèces très solides (Sycum bulbiforme) résulteraient, de même, d’attaques ayant échoué.

Après avoir parlé de la mort, intéressons nous maintenant à la vie de la faune.

Gardons en mémoire que chez les Invertébrés marins la croissance se prolonge durant toute la vie des animaux; quand nous parlons d’individu adulte il s’agit donc d’un animal qui continue à croître.

Quel que soit leur mode de vie à l’état adulte, les Lamellibranches ont dès leur éclosion une vie pélagique ou planctonique, c’est-à-dire que ce sont des formes nageuses et libres. Pour les espèces de Lamellibranches fixées, le choix d’un endroit pour se fixer représentait pour chaque larve une épreuve très difficile.

Si nous nous rappelons qu’un adulte pond de 50 à 100 millions d’œufs chaque année, et que seul un  descendant atteindra l’âge adulte, si l’effectif de la population se maintient, nous voyons que dans la mer il est tout à fait exceptionnel de vivre…Reprenons le cas des Huitres  encroûtantes sur les gros Mollusques; la surface libre est occupée au début par quelques larves disséminées ,autour desquelles viennent s’installer d’autres larves (elles s’attirent entre elles); la croissance a ensuite lieu en étoile à partir de ces centres d’occupation; seules de 4 à 8 larves auront la place de se développer ainsi: les autres périssent; mais vient ensuite rapidement le moment où deux branches issues d’étoiles différentes se rencontrent- les deux individus en contact, ne pouvant plus croitre, n’ont plus qu’à tenter de s’entre-recouvrir pour continuer à agrandir leur demeure sinon leur corps grossissant les mènerait à l’étouffement: il faut donc s’entretuer ou mourir.

Chez les Gastéropodes, les formes adultes totalement fixées étant rares (Hipponyx, Capulus), les aspects de la croissance sont différents. De plus, ici, la croissance en spirale de la coquille offre à l’animal une place logeable de plus en plus grande: si bien que rapidement notre bête se trouve souvent trop au large. Chez de nombreuses espèces, ce problème est résolu simplement par l’occlusion par un bouchon calcaire des tours les plus anciens; mais ceci s’accompagne d’un alourdissement de la coquille, qui ne peut plus alors qu’être trainée il en résulte alors une usure très marquée de la pointe, comme cela se remarque chez les individus adultes de Campanile. Chez les espèces phytophages allongées qui vivent sur les plantes marines, l’alourdissement provoqué par l’occlusion des premiers tours serait inacceptable si n’intervenait un autre phénomène: celui de l’autonomie ; chez ces espèces en effet, la partie terminale de la coquille « condamnée » après l’occlusion est purement et simplement cassée (par création d’une zone de moindre résistance: ceci se produit fréquemment chez Pyramidella terebellata ou digéré (c’est le cas de Nysta microstoma).

La merveilleuse régularité de l’enroulement des Gastéropodes est parfois mise en défaut. Certaines espèces sont ainsi méconnaissables: on les prendrait aisément pour des tubes d’Annélides; il s’agit de Vermets, dont les différentes espèces présentent tous les intermédiaires entre les formes encore régulièrement enroulées (Vermetus conicus), les formes à tours partiellement décollés les uns des autres (Vermetus bezanconi), et les formes plus ou moins déroulées dès leur plus jeune âge (Vermetus serpuloides); ceci est à mettre en rapport avec des adaptations à une vie de plus en plus sédentaire. Un autre cas de croissance plus ou moins anarchique est celui des coquilles qui ont subi des mutilations (rarement accidentelles comme nous l’avons vu): il arrive en effet que l’animal ne parvienne pas à rétablir la géométrie (fixée de façon héréditaire) de sa coquille.

Un dernier aspect de la croissance est l’existence de formes de Gastéropodes à enroulement senestre. On sait que le sens de l’enroulement de la coquille est déterminé au moment de la seconde division de l’œuf: elle conduit à la formation d’un groupe de trois cellules, dont la position relative entraînera la répartition ultérieure des différents organes, d’où découlera à son tour le sens de la torsion de l’animal, et enfin le sens de l’enroulement de la coquille. Chez les Gastéropodes marins, les genres chez lesquels l’enroulement senestre est de rigueur sont rares; citons par exemple Triforis bacillus. Beaucoup plus rares sont les formes senestres appartenant à des espèces typiquement dextres; il arrive cependant qu’on en découvre, qui sont l’exacte image des formes dextres dans un miroir.

Nous mentionnerons, pour terminer cette étude de la croissance des Gastéropodes fossiles de Grignon, une curieuse espèce qui faisait une économie substantielle de calcaire à sécréter pour confectionner sa coquille, en utilisant pour se couvrir d’autres petites coquilles récoltées sur le fond: il s’agit de Xenophora agglutinans.

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Nous conclurons en quelque sorte en admirant la véritable réussite esthétique de bien des coquilles de Grignon. Citons, sans nous soucier de désigner laquelle devrait recevoir la palme : Cypraea inflata, Fusus porrectus, Scala denudata, Ancystrosyrinx terebralis, Cypraea elegans, Fusus, serratus, Spondylus radula, Murex frondosus, Hipponyx spirirostris, Pyrazus angulatus, Emarginula clypeata ou Dientomochilus ornatus.

Extrait du BULLETIN de la SOCIÉTÉ Versaillaise des SCIENCES NATURELLES – Mars 1974

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