Ces cabinets d’étude ont rapidement évolué en cabinets de curiosités, se développant et perdurant jusqu’à la fin du XVIIIème siècle dans l’ensemble de l’Occident. Vers 1750 on en dénombrait plus de 650 en France dont 135 à Paris. Les collectionneurs, animés d’un goût indifférencié pour les produits de l’Art ou de la Nature, ont rassemblé pêle-mêle dans une savante mise en scène des tableaux, sculptures, médailles, camées, livres, antiquités… ainsi que des objets relatifs à l’Histoire Naturelle. Les cabinets étaient également enrichis en objets exotiques grâce aux échanges avec les premières colonies, notamment par l’entremise des missionnaires.
Coquillages, fossiles, tatous, bézoards, diodons, cornes de Licorne, et autres curiosités, monstrueuses, bizarres, étonnantes, précieuses, rares, trouvaient ainsi leur place dans ces cabinets, devenus de véritables microcosmes pour initiés. Ils témoignaient de façon ostentatoire et pittoresque de la richesse des créations divines et de la Nature dans une sorte de ‘théâtre du monde’.
1- Quelques cabinets célèbres aux 16 et 17ème siècles
Parmi les cabinets célèbres des XVIème et XVIIème siècles, on compte celui de l’apothicaire et naturaliste italien Ferrante Imperato (1550-1631), celui de Ole Worm () naturaliste et collectionneur danois, celui de Athanasius Kircher (1602-1680) jésuite et savant allemand. Kircher hérite en 1651 de la collection Donnini et la transforme en un véritable musée dans les locaux du Collège romain. Son successeur à la tête de la collection, Filippo Bonanni (1638-1725), est lui-même un collectionneur de coquillages. Elie Richard (voir XVIIème) écrira dans son ouvrage « Histoire Naturelle » à l’article ‘poissons à coquille‘ : « Les Cabinets les plus complets que j’ay vu en ce genre, sont ceux du Père Bonanni à Rome et celui de Mr Tournefort à Paris « .
La fascination et l’engouement pour les cabinets de curiosités trouve également une transposition en peinture, notamment dans les tableaux de Frans II Francken (1581-1642) ou dans les tableautins d’Adriaen Coorte (v.1660-1707), qui sont des concentrés de ces mondes lointains alimentés par l’économie coloniale notamment par la Compagnie hollandaise des Indes Orientales fondée en 1602.
Une mention particulière à la collection de Bernard Palissy :
« Tels liures pernicieux [ceux des alchimistes] m’ont causé gratter le terre l’espace de quarante ans, et foüiller les entrailles d’icelle, à fin de connoistre les choses qu’elle produit dans soy, et par tel moyen i’ay trouué grace deuant Dieu, qui m’a fait connoistre des secrets qui ont esté iusques à present inconnuz aux hommes, voire aux plus doctes, comme l’on pourra connoistre par mes escrits contenuz en ce liure, ie sçay bien qu’aucuns se moqueront, en disant qu’il est impossible qu’vn homme destitué de la langue Latine puisse auoir intelligence des choses naturelles; et diront que c’est à moy vne grande temerité d’escrire contre l’opinion de tant de Philosophes fameux et anciens, lesquels ont escrit des effects naturels, et rempli toute la terre de sagesse. Ie sçay aussi qu’autres iugeront selon l’exterieur, disans que ie ne suis qu’un pauure artisan : et par tels propos voudront faire trouuer mauuais mes escrits. A la verité il y a des choses en mon liure qui seront difficiles à croire aux ignorans. Nonobstant toutes ces considerations, ie n’ay laissé de poursuyure mon entreprise, et pour couper broche à toutes calomnies et embusches, i’ay dressé vn cabinet auquel i’ay mis plusieurs choses admirables et monstrueuses, que i’ay tirees de la matrice de la terre, lesquelles rendent tesmoignage certain de ce que ie dis, et ne se trouuera homme qui ne soit contraint confesser iceux veritables, apres qu’il aura veu les choses que i’ay préparees en mon cabinet, pour rendre certains tous ceux qui ne voudroyent autrement adiouster foy à mes escrits. S’il venoit d’auenture quelque grosse teste, qui voulut ignorer les preuues mises en mon cabinet, ie ne demanderois autre iugement que le vostre, lequel est suffisant pour conuaincre et renuerser toutes les opinions de ceux qui y voudroyent contredire. » Bernard Palissy – Discours admirables de la nature des eaux et fontaines…(1580)
Bernard Palissy inaugure à Paris, dès avril 1575, un modèle inédit de conférences publiques. Ces sessions visent à propager ses idées novatrices et partager ses connaissances : « Je n’ai voulu, dit-il, cacher en terre les talents qu’il a pleu à Dieu de me distribuer pour les faire profiter et augmenter suivant son commandement, je les ai voulu exhiber à un chacun….Une telle considération m’a fait souvenir qu’il est écrit : « Que l’on se donne garde d’abuser des dons de Dieu et de cacher le talent en la terre : aussi est écrit que le fol celant sa folie, vaut mieux que le sage celant son savoir. » Inspiré par ce précepte, Palissy aspire à éclairer les esprits et à révéler les merveilles cachées du monde.
Pour rendre concret les notions qu’il développe dans ses conférences, il constitue un cabinet d’histoire naturelle « ma petite académie » ouvert au grand public. Là, parfaitement étiquetés avec leurs noms, propriétés et provenances, il dispose des cristaux, des agates, des stalactites, du gypse, du talc, des ardoises, des minerais d’or, de cuivre et d’argent, des marcassites qu’il a récolté dans les carrières qu’il a visitées ; également du bois silicifié, des pierres coquillières et de très nombreuses coquilles fossiles collectées dans les Ardennes, en Saintonge, en Champagne, en Touraine….
2- Cinq cabinets parmi les plus emblématiques du XVIIIème siècle
Celui d’Albertus Seba à Amsterdam, le Cabinet parisien de Bonnier de La Mosson (en partie conservé à la Médiathèque du MNHN de Paris), celui de Dezallier d’Argenville et celui de Clément Lafaille.
2-1 Albertus Seba (1665-1736) pharmacien, zoologiste allemand installé à Amsterdam est célèbre pour la richesse de son Cabinet des curiosités composé de mammifères, d’oiseaux, de mollusques, d’insectes, de serpents. Son catalogue « locupletissimi rerum naturalium Thesauri » publié en quatre tomes (végétaux, mammifères, insectes, coquillages) dont deux à titre posthume (1734-1765) offre un aperçu saisissant de cet univers. A travers des planches détaillées, Seba propose des exemples de présentation et de description de coquillages pl 36, 37, 51 (T4) et de fossiles 106, 107 (t4). Il y réaffirme son adhésion à la version du déluge biblique.
2-2 Bonnier de La Mosson (1702-1744), trésorier général du Languedoc sous Louis XV a constitué une immense collection encore classée « curiosités ». Le contenu des neuf cabinets thématiques est détaillé dans le catalogue de la vente organisée par Edme-François Gersaint représente l’extrême diversité de cette collection. Les cinq armoires du 2ème cabinet d’histoire naturelle acquises par Buffon en 1745, pour le Jardin du roy, offre un bon aperçu de cette précieuse collection, désormais exposée dans la médiathèque du MNHN.
2-3 Dezallier d’Argenville (1680-1765). Pierre Rémy écrit dans le catalogue détaillant la vente de la collection d’Argenville en 1767 : « Un Corps d’Armoire, composé de trente Tiroirs de Bois noirci, remplis de Fossiles des vingt-quatre Provinces de France & des six Pays conquis, conformément au Livre Latin, composé par M. d’Argenville, & intitulé Enumerations Fossilium quae in omnibus Galliae provinciis reperiuntur &c (1751). Cette suite est de considération pour les Amateurs. Une Armoire dite Miscellanaea, renfermant des Fossiles, des Pétrifications, des Coquilles, des Bois, des Cristallisations, des Cailloux, &c. dont on fera divers Articles ; de même que de plusieurs grosses Coquilles qui sont au-dessus de ladite Armoire ».
- La « Lettre sur le choix & l’arrangement d’un Cabinet curieux » , écrite par M. Dezallier d’Argenville en 1727 :
« Voici, Monsieur, une curiosité toute des plus naturelles, ce sont les Coquilles, je vous avouerai que j’ai les yeux satisfaits quand je les jette sur un tiroir de coquilles bien émaillées : j’y admire plus qu’en toute autre chose l’Auteur de la nature ; quelle variété dans les couleurs ? Il semble que la nature s’y soit jouée de même que dans les formes différentes des coquilles ? On les distingue en plusieurs classes ou familles, celle des Huitres, des Limaces, des Cornets, des Porcelaines, & autres. Voici celles à qui l’on a donné des noms. L’Amiral, le Vice-Amiral, l’Imperialle, le Nautille, la Concha Veneris, le Bouton ou Echinus Marinus, l’Escalier, la Thiare, la plume (sic), le Cloud, le Lepas, le Foudre, l’Hermite, la Brûlée, la Musique, le plein-Chant, la Gensive, la Quenotte, le Ruban, la Veuve, la Pie, le Tigre, la Cassandre, la Bouche d’or, celle d’argent, le Drap d’or, celui d’argent, la Peleure d’Oignon, la Moresque, le Casque, le Turban, le Scorpion, la Grive, la Guinée ou la Speculation, le Dauphin, le Manteau Royal, la Tonne, le Cœur, le Cadran, l’Araignée, l’Epineuse, le Rouleau, la Becasse, le Porphyre, le Cilindre, le Sabot, le Leopart, l’Ecorchée, la Mere-Perle ou la Nacre, la Porcelaine, le Maron rôti, l’Olive, l’Herisson, l’Oeuf, l’Agatte, le Cornet, la Magellane, le Teton, l’Oreille d’Asne, le Coûteau, le Cloporte, l’Hebraïque, la Tanée, la Meûre, l’Oreille de Mer, la Chenille, la Trompe, le Nombril, la Collique, l’Eperon, la Lampe, la Vis sans fin, le Brocart, le Fuseau, l’Hirondelle, l’Argus, la Couronne d’Ethiopie, l’Oreille de Cochon, le Chou, la Tour de Babel, la Figue & le Bois veiné ».
Dans « Histoire Naturelle…la Conchyliologie » (1742) Dezallier propose une version évoluée « De l’arrangement d’un Cabinet d’Histoire Naturelle. »
Dans « l’Histoire naturelle éclaircie dans une de ses parties principales, la Conchyliologie » (1755) M. Dezallier d’Argenville, liste et détaille le contenu de la centaine de Cabinets tous plus riches les uns que les autres qu’il a pu visiter à travers toute l’Europe : les coquillages et les fossiles y tiennent une place prépondérante.
2-4 Marie Catherine Lefranc (1690-1778) : « Le goût de l’Histoire naturelle a prévalu chez plusieurs Dames sur l’esprit de frivolité ». Cette remarque peu délicate de M. Dezallier d’Argenville dans « l’Histoire naturelle éclaircie dans une de ses parties principales, la Conchyliologie » (1757) concerne Mme Lefranc et son cabinet de curiosités situé dans son château de Courtagnon, dans la montagne de Reims, à proximité de la carrière de Courtagnon. Les fossiles lutétiens de ce célèbre gisement ont été révélés par Jacques Vignier (1603-1669), Jésuite français, dans une correspondance adressée en 1635 à l’érudit aixois Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et intitulée le « Discours sur les coquilles de mer qu’on trouve en terre ferme particulièrement en Champagne. « Ce discours dans sa version de 1655 [1].
« La terre de Courtagnon, à trois lieues de Reims, offre un côteau dont la rampe est riche en toutes sortes de fossiles des plus entiers. Quelques-uns même ont conservé leur couleur et leur poli mais ils ne sont point pétrifiés. » M. Dezallier d’Argenville, l’Oryctologie (1755)
« Mais il y a des fragments de coquillages à Montmartre & à Courtagnon auprès de Rheims. » Voltaire, Les singularités de la nature, chap. Des pétrifications d’animaux marins (1768).
« Fig 1 Solen vagina, Linn.sp, vulgairement le manche de couteau. Ce bel individu fossile, et d’une parfaite conservation, est figé de grandeur naturelle, et adhérent encore à la pierre qui lui sert de gangue, et qui est un mélange de détritus de coquilles, de terres calcaires et de sables quartzeux ; il vient de Courtagnon, et m’a été donné par M.Douet, acquéreur du cabinet de Madame de Courtagnon… » Essai de géologie » B. Faujas Saint-Fond Tome 1 page 76 (1809). fig. VI et VII murex fossile de Courtagnon ; fig. 2 et 3 Murex tripteris fossile de grignon ; fig. 4 et 5 Rostellaria pes–pelecanis des environs de Grignon.
2-5 Clément Lafaille (1718-1788) naturaliste et collectionneur originaire de La Rochelle. Son goût pour les sciences et l’observation de la nature, son intérêt tout particulier pour la conchyliologie et la géologie le conduisent à constituer un authentique cabinet d’Histoire naturelle, devenu par la suite le premier fonds du Museum de La Rochelle. Ses méthodes de classement, de description et de dénomination de ses specimens en font l’un des pionniers dans l’application de la Systématique. Son cabinet d’Histoire naturelle, datant du XVIIIe siècle, demeure l’un des rares à avoir été préservés dans son intégralité. Pour en savoir plus lire l’article sur le site de Ouest-paléo.
On peut encore citer Hans Sloane (1660-1753) naturaliste et collectionneur irlandais dont la collection a constitué le premier fonds du British Museum, ainsi que René-Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757) dont la vaste collection a enrichi le Cabinet du Roy, précurseur du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris.
« Si la nacre de mes nautiles m’amène des admirateurs, un plus grand nombre d’amateurs se rend chez moi pour mes fossiles ». Armand-Frédéric-Ernest Nogaret (1734-1806), trésorier du comte d’Artois et grand collectionneur.
3- A propos des Cabinets de Curiosités
- La critique de René Descartes dans « La Recherche de la vérité par la lumière naturelle« (1684) :
« Il faut soumettre la curiosité déréglée à la vraie science qui ne peut reposer que sur les choses communes et desquelles tout le monde a entendu parler, non sur les singularités et sur ce qu’il y a de plus étrange dans la nature ».
- L’article « curieux » de l’Encyclopédie Vol.4 (1741) rédigé par Paul Landois :
« Un curieux, en Peinture, est un homme qui amasse des desseins, des tableaux, des estampes, des marbres, des bronzes, des médailles, des vases, etc. Ce gout s’appelle la curiosité. Tous ceux qui s’en occupent ne sont pas des connaisseurs ; et c’est ce qui les rend souvent ridicules, comme le seront toujours ceux qui parlent de ce qu’ils n’entendent pas. Cependant la curiosité, cette envie de posséder qui n’a presque jamais de bornes, dérange presque toûjours la fortune ; et c’est en cela qu’elle est dangereuse ».
- L’article « curiosité » de l’Encyclopédie Vol.4 (1741) rédigé par de Jaucourt
« Mais c’est assez parler d’especes de curiosités déraisonnables ; mon dessein n’est pas de parcourir toutes celles de ce genre : j’aime bien mieux me fixer à la curiosité digne de l’homme, & la plus digne de toutes, je veux dire le desir qui l’anime à étendre ses connoissances, soit pour élever son esprit aux grandes vérités, soit pour se rendre utile à ses concitoyens. Tâchons de développer en peu de mots l’origine & les bornes de cette noble curiosité…Il en est de même des sciences ; ceux qui ne font que les parcourir légerement, n’apprennent rien de solide : leur empressement à s’instruire par nécessité momentanée, par vanité, ou par légereté, ne produit que des idées vagues dans leur esprit ; & bientôt même des traces si légeres seront effacées ».
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L’article « Collection » de l’Encyclopédie (1752) rédigé par Daubenton
« Une collection est un arrangement qui plait aux gens de goût, qui intéresse les curieux, qui instruit les amateurs et qui inspire des vues aux savants ».
- L’article « Conchyliolgie » rédigé par Lamarck in ‘Nouveau Dictionnaire d’Histoire Naturelle‘ Tome VII p 412, 1817
« Du temps même des Romains, il existoit des amateurs distingués, qui se formoient de riches collections de coquillages, pour en jouir, comme objet de délassement, sous les points de vue que je viens de citer. Sous le même point de vue, l’on a continué, dans différens pays de l’Europe, d’en former de semblables, et on le fait encore actuellement. Il en est résulté que les coquilles sont devenues un objet de commerce, et un sujet de spéculation pour les négocians voyageurs ; le prix extrêmement élevé par les amateurs, de celles qui sont très-rares, soit par leur espèce, soit dans leur volume et la vivacité de leurs couleurs, y ayant donné lieu. En cela, les naturalistes y ont beaucoup gagné ; car ils en ont eu l’occasion d’en observer un grand nombre, dont, sans cette cause, ils eussent probablement ignoré l’existence ».
4- Evolution
Au cours du XVIIIème siècle les Cabinets de curiosités évoluent vers des entités spécialisées, se déclinant en collections dédiées aux arts, aux bibliothèques, aux médailles et aux arts décoratifs. Portés par un intérêt croissant pour les merveilles de la Nature, naissent alors les Cabinets d’Histoire naturelle. Ces espaces, tout en conservant leur caractère mondain, se transforment en lieux d’étude empreints de rigueur scientifique et s’ouvrent progressivement au public, préfigurant ainsi les musées qui se développeront au cours du XIXème siècle.
En 1793 par décrets de la Convention Nationale :
« Le Museum central des Arts de la République » est créé dans « le Palais du Louvre«
« Le jardin du roi » devient le « Museum d’Histoire Naturelle«
Toutefois, à partir de 1800, en raison de l’exil (ou de la guillotine…) ou de la confiscation des biens des nobles et des institutions religieuses, le nombre des Cabinets de collections connaît un déclin significatif.
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[1] ↩in Travaux du COFRHIGÉO t. XXVIII, 2014, n° 8 (Communication écrite du 10 décembre 2014) par Gaston GODARD.
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