« Déjà au sommet de l’aurore point
le fils de la lumière, fait de la lune,
l’argonaute qu’un seul frisson dirige,
qu’un tremblant contact de l’écume
a modelé, et qui navigue sur la vague
avec sa nef spirale de jasmin » Pablo Neruda [2]
Depuis l’antiquité, le comportement de ce mollusque céphalopode (ordre des Octopodes, famille des Argonautidae) qu’est l’Argonauta Linnaeus, 1758 intrigue et fascine les naturalistes et observateurs divers.
Cf. les plus anciennes représentations d’argonautes sur de nombreuses poteries anciennes (époque minoenne et mycénienne 3500 BP).
Les argonautes sont des céphalopodes relativement peu étudiés et leur histoire évolutive est encore mal comprise. Cependant, on estime généralement que les argonautes sont apparus au cours du Mésozoïque ou du début du Cénozoïque, il y a moins de 200 Ma. On pourra se référer aux nombreux sites internet (voir en fin d’article) qui traitent de ce sujet soulignant l’intérêt que suscite encore l’Argonaute. Cet article n’a pas d’autres ambitions que de brosser à grands traits les jalons descriptifs et illustratifs de ce mollusque.
- Dimorphisme sexuel important puisque le mâle ne mesure qu’1 ou 2 centimètres alors que la femelle atteint 40 à 50 cm à l’âge adulte.
Le premier récit descriptif qui subsiste est celui d’Aristote en 300 BC qui considère que la coquille/nacelle de l’argonaute femelle lui sert de bateau, six bras servent de rames et deux de voiles.
623/24 Le polype nautile -lire argonaute- est remarquable à la fois par sa nature, et aussi, par tout ce qu’il fait. Ainsi, il vogue à la surface de la mer, après être parti du fond de l’eau. Il s’élève d’abord en retournant sa coquille, afin de remonter plus aisément et de l’avoir vide en naviguant ; puis, arrivé à la surface, il la redresse. Entre ses tentacules, il a une sorte de tissu qui ressemble à celui que les palmipèdes ont entre leurs doigts. Seulement, chez les palmipèdes, cette membrane est épaisse, tandis que, dans le nautile [lire argonaute] elle est aussi mince qu’une toile d’araignée. Dès qu’il fait un peu de vent, elle lui sert de voile ; et ses tentacules rapprochés et descendus lui font un gouvernail. A la moindre alerte, il plonge dans la mer, en remplissant d’eau sa coquille. 25 Du reste, on n’a pu faire encore aucune observation précise sur la reproduction et la croissance de ce polype. On peut croire qu’il ne vient pas d’accouplement, et qu’il pousse comme tant d’autres coquillages. On ne sait pas non plus s’il peut vivre détaché de sa coquille. Aristote HA livre IX chap 25. Remacle.org trad. Barthélémy Saint-Hilaire
[542a] Les mollusques, tels que les polypes, les seiches, et les calmars, se rapprochent tous de la même manière pour l’accouplement. Ils se joignent bouche à bouche, entrelaçant régulièrement tentacules à tentacules. Ainsi, le polype appuie contre terre ce qu’on appelle sa tête, et il étend ses bras ; l’autre polype se déploie symétriquement sur l’envergure des bras du premier ; et ils font que les cavités se correspondent les unes aux autres. On prétend même quelquefois que le mâle a une espèce de verge dans un de ses bras, et que, dans ce bras, se trouvent les deux plus grandes cavités ; cette verge [lire hectocotyle] est, dit-on, assez nerveuse ; elle est attachée vers le milieu du bras où elle est ; et le mâle la fait entrer tout entière dans la trompe [lire cavité palléale] de la femelle. Les seiches et les calmars nagent ainsi accouplés, arrangeant leurs bouches et leurs bras à l’opposé les uns des autres, et nageant en sens opposé. Elles disposent ce qu’on appelle leur trompe dans la trompe de l’autre ; et l’une nage alors en arrière, tandis que l’autre nage dans le sens de sa bouche. Elles produisent leurs œufs par l’organe qu’on appelle leur évent, et qui, selon quelques personnes, leur sert aussi à être fécondées par le mâle. Aristote HA vol. V, t. II, chap. V. sur Remacle.org trad. Barthélémy Saint-Hilaire
NB : Ce que ne dit pas précisément Aristote, c’est que le mâle ne dispose pas de coquille, mesure 1 à 2 cm, a des bras effilés sans membranes, et que durant l’accouplement des argonautes, il libère dans la cavité palléale de la femelle un organe copulateur détachable semblable à un tentacule, appelé hectocotyle, porteur d’un spermatophore. Les œufs préalablement déposés au fond de la nacelle par la femelle pourront être ainsi fécondés. Il semble que le male meurt après l’accouplement.
Nombre d’auteurs antiques (Pline, Oppien, Athénée de Naucratis…) ont repris la description de Socrate.
- Il faut attendre 1552 la parution « de aquatilibus, libri duo… » par Pierre Belon pour retrouver une description du « Poulpe à coquille », et découvrir une première illustration. Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle les naturalistes reprennent peu ou prou les descriptions d’Aristote et s’inspirent de l’illustration de Pierre Belon. Les quelques avancées dans la connaissance des modes de vie de l’argonaute sont dues aux observations en milieu naturel de Georg Everhard Rumphius, naturaliste allemand in « d’amboinsche rariteikamer » (1705).
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- On en est resté là jusqu’au début du XIXème siècle où l’intérêt pour le mode de vie et la morphologie de l’argonaute s’intensifie : exploitation des travaux de Jean-Guillaume Brugière, observations et descriptions de MM de Blainville, de Ferussac, San Giovanni, Rang, Denys de Monfort (long développement in ‘Histoire Naturelle des Mollusques’ éd. 1801 à partir p.118), expériences de Mme Power-de Villepreux (voir infra)…Dans « Histoire naturelle générale et particulière des céphalopodes acétabulifères vivants et fossiles… édition 1839 à partir page 106…) Alcide d’Orbigny fait brillamment la synthèse de l’évolution des connaissances acquises depuis l’antiquité, la restitution de ses propres travaux et le point sur le débat qui agite ses contemporains naturalistes à savoir si l’argonaute est propriétaire ou parasite de la coquille qui l’accompagne (En 1705 Rumphius observait que l’argonaute n’était pas, tel un Bernard l’hermite, un hôte parasite d’une coquille pour se mettre à l’abri, mais était bel et bien le propriétaire de sa coquille – ce que nombre de naturalistes contestait).
- Cela fut définitivement élucidé par les expériences de Jeannette Power-de Villepreux en 1860 : les petits argonautes naissent sans coquille ; quelques jours après la naissance, la fabrication de la coquille débute : en calcite de couleur blanche elle est sécrétée par la femelle grâce à des membranes (palmures) situées au bout de sa première paire de bras/tentacules. Cette coquille qu’il faut plutôt appeler nacelle appartient donc bien à l’argonaute et lui sert d’habitat et d’abri pour sa ponte (Observations et expériences physiques 1860 – publication « les amis du MNHN » 2019).
- La couleur de la peau et appareil colorifère de l’argonaute : « Les parties inférieures et latérales du sac sont teintes de couleur argent bruni, qui, selon les différentes directions et la force des rayons lumineux, tantôt se couvre d’une légère teinte bleue semblable à la mer, tantôt d’une teinte verte et enfin d’une couleur pistache. La nature a encore placé sur cette surface changeante une foule de petits globules brillants, les uns jaunes, les autres châtains, d’autres d’une couleur rosée ; et plus il y a de mouvements, plus ces couleurs sont belles. L’ensemble de ces globules colorifères, répandu sur un fond argent, donne à la peau de cette partie du corps une teinte rosée composée de milliers de points colorés, au milieu de laquelle on en remarque quelques-uns plus grands, placés systématiquement d’espace en espace, et situés dans le centre d’une petite tache de couleur d’argent….La surface externe de la membrane des bras à voile est de couleur argent, brillant, légèrement teinte de couleur de rubis ; la surface intérieure est blanche comme l’est au fond la peau de ces animaux. » M. San Giovanni Annales des Sciences naturelles (1829).
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Jules Verne ‘Vingt mille lieux sous les mers’ (1870). « Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient étudié ses goûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la Grèce et de l’Italie. Ils l’appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’a pas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d’Argonaute. Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçon que l’embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la première classe, celle des céphalopodes dont les sujets sont tantôt nus, tantôt testacés, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tétrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branchies ; que la famille des dibranchiaux renferme trois genres, l’argonaute, le calmar et la seiche, et que la famille des tétrabranchiaux n’en contient qu’un seul, le nautile. Si après cette nomenclature, un esprit rebelle eût confondu l’argonaute, qui est acétabulifère, c’est-à-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifère, c’est-à-dire porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.
Or, c’était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors à la surface de l’Océan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient à l’espèce des argonautes tuberculés qui est spéciale aux mers de l’Inde. Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ils avaient aspirée. De leurs huit tentacules, six, allongés et amincis, flottaient sur l’eau, tandis que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile légère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau en effet. Il transporte l’animal qui l’a sécrété, sans que l’animal y adhère.
— L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je à Conseil, mais il ne la quitte jamais. — Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit judicieusement Conseil. C’est pourquoi il eût mieux fait d’appeler son navire l’Argonaute.
Pendant une heure environ, le Nautilus flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un signal, toutes les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent, les corps se contractèrent. Les coquilles se renversant changèrent leur centre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantané, et jamais navires d’une escadre ne manœuvrèrent avec plus d’ensemble. » Jules Verne ‘Vingt mille lieux sous les mers’ (1870).
- Jusqu’en 2010, un point restait non solutionné concernant la flottabilité de la coquille ainsi que les bulles d’air que l’on voit s’en échapper. Ce point a été éclairci par les recherches du Dr Julian K. Finn et de Mark D. Norman, chercheurs australiens au Museum de Victoria. Leur étude a révélé le rôle important de l’air que l’Argonaute injecte ou évacue de sa coquille pour ajuster sa flottabilité. (publication).
- Des fossiles de nacelles d’argonautes ont été découverts en Autriche, à Chypre, au Japon, en Iran, aux Canaries, en Nlle Zélande, à Sumatra…dans des faciès relativement récents correspondant à la période Néogène (mi-Miocène 15Ma à Pliocène 3,6Ma).
- Dernière nouvelle : Un Argonauta argo pêché dans la baie de Naples a été désigné mollusque de l’année parmi les 5 finalistes du concours annuel organisé par le musée d’Histoire Naturelle Seckenberg de Francfort. Ce musée gère aussi et exploite la Grube de Messel. La récompense sera le séquençage du génome de l’argonaute par l’institut LOEWE de Recherche sur le Génome, le LOEWE-Centre TBG partenaire du Musée Seckenberg. Ce projet va permettre d’approfondir les connaissances sur cette curieuse créature. Cette information qui date du 1er Février 2021 est donnée par le site italien MeteoWeb d’où est extraite la photo en miniature (crédit @Marco Gargiulo).
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[1]↩Légende de la planche : Cryptodibranches (puis Acétabulifères par A. d’Orbigny). Dessin de Morelli et Siesto, gravure d’Antoine de Chazal, lithographie de Delaporte. Extrait d’Histoire naturelle générale et particulière des céphalopodes acétabulifères vivants et fossiles, par MM de Férussac et continué par Alcide d’Orbigny – Tome second, Atlas de 144 planches chez J.-B. Baillière, Paris (1835-1848)
[2]↩Pablo Neruda, Canto General, El Gran Oceano, XIX Mollusca gongorina – Traduction Claude Couffon, Gallimard
Bibliographie + sites à consulter :
https://doris.ffessm.fr/Especes/Argonauta-argo-Argonaute-733
https://eduscol.education.fr/odysseum/album-mythique-des-coquillages-voyageurs-de-lecume-au-labyrinthe
JD mars 21