« Est-ce fini ? m’écriai-je, et puis-je espérer qu’aujourd’hui, du moins, vous me laisserez manger en paix l’oedulis cancalis [1], sans m’assassiner avec vos fossiles indigestes ? »
« Ce n’est pas un méchant homme, mais c’est un maniaque qui, en fait d’huîtres, ne se soucie que de l’écaille. » George Sand « Le gnome des huîtres »
On n’attend pas vraiment un texte de George Sand, célèbre pour ses romans et ses écrits engagés, dans une rubrique de Paléontologie ! Et pourtant, dans une lettre adressée à Alfred de Musset et à Ste Beuve datée du 10 juin 1860, elle déclarait « J’ai une vraie fureur de nature et d’études naturelles ». Passionnée par les sciences naturelles, en particulier la géologie et la paléontologie, elle était abonnée aux Bulletins de la Société Géologique de France et se tenait au courant des dernières avancées scientifiques dans ce domaine.
George Sand entretenait une correspondance avec le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) – portrait ci-contre. Egalement lectrice des ouvrages du géologue et paléontologue Henri Coquand (1813-1881) notamment de sa ‘Monographie du genre Ostrea : terrain crétacé (1869)« . Ainsi dans son conte « Le gnome des huîtres » extrait des « Contes d’une grand’mère, seconde série 1876″, elle relate, avec pertinence, l’évolution et la répartition des huitres suivant l’échelle des temps géologiques, depuis leur apparition au Permien.
Je vous propose une illustration d’un extrait de ce conte :
« Voici ma collection, me dit-il d’un air triomphant : je ne la montre pas au premier venu ; mais, puisque vous êtes un véritable amateur…, tenez, voici la première des huîtres ! ostrea matercula de l’étang permien [2].
– Voyons ! m’écriai-je en saisissant l’huître et en la portant à mes lèvres.
– Vous voulez la manger ? fit le gnome en m’arrêtant : y songez-vous ?
– Pardon ! j’ai cru que vous me l’offriez pour cela.
– Mais, monsieur, c’est un échantillon précieux. On ne le trouve qu’en Russie, dans les calcaires cuivreux.
– Cuivreux ? merci ! Vous avez bien fait de m’arrêter ! Mon déjeuner ne me gêne point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de dessert. Passons. Ces ostrea, comme vous les appelez, ne me feront pas faire le voyage de Russie.
– Pourtant, monsieur, dit le gnome en reprenant son huître, elle est bien intéressante, cette représentante des premiers âges de la vie ! Au temps où elle apparut dans les mers, il n’existait ni hommes ni quadrupèdes sur la terre.
– Alors, que faisait-elle dans ce monde ?
– Elle essayait d’exister, monsieur, et elle existait ! Allez-vous dire du mal des premières huîtres, sous prétexte que vous n’étiez pas encore né pour les manger ?
– Je vis que j’avais fâché le gnome et je le priai de passer à une série plus récente.
– Procédons avec ordre, reprit-il ; voici ostrea marcignyana, des arkoses et des grès du Keuper [3].
– Elle n’a pas bonne mine, elle est toute plissée et doit manquer de chair.
– Les animaux de son temps ne la dédaignaient pas, soyez-en sûr. Aimez-vous mieux ostrea arcuata, autrement la gryphée arquée du lias inférieur ?
– Je la trouve jolie, elle ressemble à une lampe antique, mais quel goût a-t-elle ?
– Je n’en sais rien, répondit le gnome en haussant les épaules. Je n’ai pas vécu de son temps. Il y a deux cent cinq espèces principales d’huîtres fossiles avec leurs variétés et sous-variétés, ce qui forme un joli total. Je puis vous montrer la variété d’ostrea arcuata. Tenez ! mangez-la si le cœur vous en dit !
– Oh ! oh ! à la bonne heure ! Celle-ci est belle, et, dans mes meilleurs jours d’appétits, je pense qu’une douzaine me suffirait.
– Aussi nous l’appelons gigantea. En voulez-vous de plus petites ? Voici une prétendue variété que je ne crois pas être autre chose que l’arcuata dans son âge tendre. En voulez-vous un plat ? On la trouve à foison dans le Sinémurien.
– Merci ! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille et trente-six heures à table pour m’en rassasier.
– Eh bien, voici l’ostrea cymbium, du lias moyen.
– C’est trop gros, ce doit être coriace.
– Aimez-vous mieux marshii, cristagalli du bajocien ?
– Elle est jolie ; mais le moyen d’ouvrir toutes ces dentelures en crête de coq ? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le diable !
– Monsieur n’est pas content de mes échantillons ? Voici pourtant la gregaria, dont la dentelure est merveilleuse, et que vous auriez pu trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons quelques espèces, puisque vous êtes pressé. Traversons l’oolithe. N’accorderez-vous pas pourtant un regard à ostrea virgula, du kimmeridge clay [4] ?
– Pas de virgule ! m’écriai-je impatienté de ces noms barbares. Passez, passez !
– Eh bien, monsieur, nous voici dans les terrains crétacés. Voici ostrea couloni, des grès verts, une belle huître, celle-là, j’espère ! Voici aquila (du gault) [5] encore plus grosse ; flabellata, frons, carinata, avec sa longue carène. Mangeriez-vous bien la douzaine ? J’en passe, et des meilleures ; mais voici la merveille, c’est l’ostrea pes-leonis de la craie blanche. Celle-ci ne vous dit-elle rien ?
Il me tendait un mollusque énorme, tout dentelé, tout plissé, et revêtu d’un test d’aspect cristallin qui avait réellement bonne mine.
– Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je, que ceci soit une huître !
– Pardon, c’est une véritable huître, monsieur !
– Huître vous-même ! m’écriai-je furieux.
J’avais reçu de sa petite patte maigre le mollusque nacré sans me douter de son poids. Il était tel, que, ne m’attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce qui, ajouté à l’ennui que me causait la nomenclature pédantesque du gnome, me mit, je l’avoue, dans une véritable colère ; et, comme il riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d’être traité d’huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tête. Je ne suis pas cruel, même dans la colère, je l’aurais tué avec l’huître pied de lion ; je me contentai de lui lancer dans la figure une poignée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui fit pas grand mal.
Mais alors il entra en fureur, et, reculant d’un pas, il saisit un gros marteau d’acier qu’il brandit d’une main convulsive.
– Vous n’êtes pas une huître, vous ! s’écria-t-il d’une voix glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non ! vous n’êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, ostrea oedulis des temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n’appréciez le mérite que lorsqu’il est victime de votre voracité.
Vous êtes un Welche, un barbare ! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous brisez indignement mes charmantes petites columboe de la craie blanche, que j’ai recueillies avec tant de soin et d’amour ! Quoi ! je vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays, une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l’Europe, et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous détériorez mes précieux spécimens ! Je vais vous traiter comme vous le méritez et vous faire sentir ce que pèse le marteau d’un géologue !
….
– Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuyé beaucoup hier avec mes fossiles. J’avais encore à vous en montrer quelques-uns des terrains crétacés, entre autres l’ostrea spinosa, qui est fort curieuse. L’étage de la craie blanche est fort riche en espèces différentes. Après cela, nous serions arrivés aux terrains tertiaires, où nous aurions trouvé la bellovacina et la longirostris, qui se rapprochent beaucoup des huîtres contemporaines l’oedulis et la perlière.
– Est-ce fini ? m’écriai-je, et puis-je espérer qu’aujourd’hui, du moins, vous me laisserez manger en paix l’oedulis cancalis, sans m’assassiner avec vos fossiles indigestes ?
– Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l’étude géologique de l’huître. Elle caractérise admirablement les étages géologiques ; elle est, comme l’a dit un savant, la médaille commémorative des âges qui n’ont point d’histoire : elle marque, par ses transformations successives, le lent et continuel changement des milieux auxquels sa forme a su se plier. Les unes sont taillées pour la flottaison comme arcuata et carinata. D’autres ont vécu attachées aux roches, comme gregaria et deltoïdea (?). En général, l’huître, par sa tendance à l’agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines… »
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Quelques fossiles de George Sand à Nohant avec des étiquettes manuscrites par George Sand ou son fils Maurice. Crédit : lesamisdegeorgesand.info
Dans ce conte, George Sand explore non seulement le monde des huîtres, mais aussi celui de la symbolique qui leur est attribuée. L’encyclopédie de Diderot et d’Alembert résumait ainsi les croyances populaires entourant les huîtres : « les huîtres excitent le sommeil, elles donnent l’appétit, elles provoquent les ardeurs de Vénus, elles poussent les urines et elles nourrissent peu. » Cette symbolique était souvent représentée dans l’art, notamment dans les tableaux représentant des repas d’huîtres, certains illustrant même la dimension sexuelle associée à ce mets :
[1] Oedulis cancalis (LINNAEUS, 1758), huître plate – le belon de Cancale. ↩
[2] « Cette espèce se trouve dans le calcaire (renfermant un très riche minerai de cuivre argentifère) permien (de la ville de Perm en Russie) d’Itschalki, près de la rivière Piana, gouvernement de Nijni-Novgorod ; elle accompagne le Pytilus Pallasi, et abonde, ainsi que lui, dans les bancs composés de débris de coquilles et de Rétépores, qui ont la plus grande ressemblance avec certains calcaires de la Touraine. » Article Ostrea matercula – Extrait de ‘Géologie de la Russie d’Europe et des montagnes de L’Oural vol 2’ – Arnault de Verneuil, Murchison et de Keyserlink (1845).↩
[3] Le Keuper (-205/230 Ma) est – pour l’Europe – une époque de la partie supérieure du Trias germanique correspondant dans l’échelle internationale au Trias supérieur + l’étage Ladinien appartenant au Trias moyen.↩
[4] La roche, connue sous le nom de Kimmeridge clay est une formation d’argile d’âge kimméridgien (157,3 et 152,1 millions d’années) deuxième étage du Jurassique supérieur. L’étage Kimmeridgien a été introduit par Alcide d’Orbigny en 1842 en référence au village de Kimmeridge dans le Dorset au sud de l’Angleterre, sur les bords de la Manche.
Les argiles de Kimmeridge sont réputées pour leur faune bien conservées de céphalopodes (ammonites, bélemnites, nautiles), de vertébrés marins fossiles (crocodiles, plésiosaures, pliosaures et ichtyosaures) et d’huitres ostrea virgula (par ex en France, dans le sous-sol du vignoble de Chablis…). La roche agit comme la roche source pour une grande partie des réserves de pétrole du Royaume-Uni sous la mer du Nord.↩
[5] Gault : Appellation locale (spécifiquement Angleterre – de Gault, lieu-dit près de Folkestone) pour désigner une couche de marne bleue très fossilifère qui sépare en deux étages le grès vert du terrain crétacé. Equivalent aux étages Albien et Aptien (125 à 99 Ma).↩
JD sept. 23